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Antoine D'Agata : « Je ne peux créer que dans un état de fragilité permanente. »

Le photographe Antoine d'Agata, lauréat du prix Niepce et figure emblématique de l’agence Magnum, pose ses valises dans l'une des salles du Musée pour une résidence atypique. Cent jours au cours desquels archiver trente ans de photographie, et marquer une pause dans une carrière sans compromis dédiée à l'exploration de notre part la plus sombre. Rencontre avec un artiste toujours en quête d'une vérité brute.

± 7 min

Nul besoin d’invitation pour rencontrer Antoine D’Agata, né en 1961 à Marseille, figure emblématique de l’agence Magnum depuis 2004 et l’un des photographes contemporains les plus intrigants de sa génération ; il suffit de se rendre au niveau 4 du Centre Pompidou, en salle 21 bis du Musée, où le photographe a déposé ses effets personnels le temps d’une résidence de cent jours émaillée de plusieurs rencontres avec des personnalités intellectuelles. L'occasion aussi de découvrir le processus de travail de l'artiste.

 

Dans l’obscurité de la pièce, sur la droite, une pile de cartons et quelques valises contenant l’intégralité, ou presque, de ses maigres possessions – dont une large partie de planches contacts. Le long des murs noirs, des rayons qui se remplissent peu à peu, destinés à accueillir ses deux cent cinquante-six carnets de travail. Au cœur même de l’espace, une manière de cube à tiroirs, du matériel informatique et une lampe. Seule source lumineuse avec l’écran de l’ordinateur portable, elle baigne le lieu d’un clair-obscur, et fait ressortir les traits marqués de l’homme tout entier à son ambitieuse tâche : mettre de l’ordre, archiver, classer des milliers de clichés. Le silence règne, on en oublierait sa présence, si bien qu'une visiteuse, poussée par la curiosité, sursaute en le voyant s'animer.

 

J’avais besoin de clôturer un cycle, de vingt-cinq, trente années de photographie. De construire une archive physique, concrète. La seule règle que je me suis fixée, c'est de ne pas réfléchir à ce que je ferai après.

Antoine D'Agata

 

Antoine D’Agata ne voulait pas exposer une fois de plus. « Montrer, de nouveau, une sélection de mes images, non merci. J’avais besoin, dit-il, de clôturer un cycle, de vingt-cinq, trente années de photographie. De construire une archive physique, concrète. » L’occasion, pour celui qui est en proie à un épuisement physique et psychique, ce que traduit une élocution parfois hachée, de se (re)poser. Renoncer au travail permanent, constant, quitter son atelier-monde pour trouver dans l’obscurité de cette salle 21 bis comme une libération du corps et de l’esprit. « La seule règle que je me suis fixée, c'est de ne pas réfléchir à ce que je ferai après. Mais aussi retrouver de la légèreté, une liberté de mouvement. »

À l’en croire, la vie d’Antoine D’Agata se partage en deux périodes d’une durée équivalente. Au cours de la première, dont il n’a voulu conserver aucune trace tangible, « pour des raisons idéologiques », il évolue dans les marges d’un monde qu’il tente de déchiffrer. Son errance le mène notamment au Mexique, ou aux États-Unis. Il y explore la marginalité et les milieux interlopes. En 1990, alors qu’il réside à New York, il s’inscrit à l'International Center of Photography, où Larry Clark et Nan Goldin l'initient – des influences déterminantes dans son approche artistique. C'est le début de sa deuxième période.

 

Sa caméra devient une extension de son corps, une arme pour sonder les recoins les plus profonds de l’âme humaine.

 

Depuis, il utilise la photographie de la manière la plus radicale qui soit. Son but ? « Vivre à la hauteur de mes convictions et de ce qui m’inspire. Ça m’entraîne dans les endroits les plus sombres, vers les zones obscures. Je partage mes expériences, je les offre aux regards des autres. » C’est dans ces interstices que le photographe (insomniaque depuis l’adolescence) fait les expériences les plus intenses et absolues, quitte, admet-il, à y laisser quelques plumes. Un monde de violence, de désir,  de dépendance… peuplé de marginaux, d'opprimés, de prostituées et de drogués qu’il fréquente, dont il porte la parole. Sa caméra devient une extension de son corps, une arme pour sonder les recoins les plus profonds de l’âme humaine. Ses images, souvent floues, granuleuses et sursaturées, traduisent sa vision subjective et émotionnelle. Il en ressort une vérité brute, sans compromis.

 

Mes relations avec les images sont bien plus que la relation d’un photographe avec un modèle. Toutes ces photographies se fondent sur des relations amoureuses, émotionnelles.

Antoine D'Agata

 

Il n’est pas rare, dans ce travail de la nuit, qu’Antoine D'Agata délaisse sa position de photographe, en confiant son appareil aux personnes avec qui il se trouve. Il devient alors partie intégrante de l’image, bousculant l'idée même de la photographie documentaire, ajoutant à son travail une dimension performative – la distance entre l’objectif et l’expérience vécue s’amenuise jusqu’à disparaître. Lui-même se plonge dans les scènes qu’il capture. « La nuit, c’est une violence que je connais, un monde extrême. Mes relations avec les images sont bien plus que la relation d’un photographe avec un modèle. Toutes ces photographies se fondent sur des relations amoureuses, émotionnelles. »

 

Je ne peux créer que dans un état de fragilité permanente. Je recherche des images qui m’échappent, je cherche, en fait, à perdre le contrôle.

Antoine D'Agata

 

Il revendique une position de fragilité, que lui permettent le sexe et la drogue, un état limite à l’origine de l'acte créatif. « Je ne peux créer que dans un état de fragilité permanente. Je recherche des images qui m’échappent, je cherche, en fait, à perdre le contrôle », concède-t-il. C’est valable aussi sur le plan mécanique et technique ; Antoine D’Agata n’est pas de ces photographes qui ne travaillent qu’avec un seul modèle d’appareil. Au contraire ; plus l’outil lui est étranger, plus il permet à la prise de risque, aux hasards et aux accidents d’advenir : « Je ne veux pas m’enfermer dans un certain style ou langage. » Parce que l’essentiel se trouve ailleurs ; dans l’intensité, dans la vérité de l’instant.

De jour, c’est à une autre violence qu’Antoine D’Agata fait face ; elle est sociale et politique, dominée par la mort. Suite aux attentats du Bataclan, il utilise un appareil thermique, comme il l’avait fait à Hiroshima. Il photographie l’intérieur de lieux de culte (églises, mosquées, synagogues), privant les croyants de la spécificité de leur rite, les ramenant à une simple silhouette. Plus tard, il documente la crise sanitaire de l’intérieur, notamment dans deux hôpitaux, à Bordeaux et à Nancy. Il retire de ces deux mois de confinement treize mille photos, dont la moitié a été prise dans la rue, l’autre à l’hôpital. « L’appareil faisait abstraction de tous les détails, des visages, du sang, de la merde, de tout ce qu’on n’a pas forcément envie de voir. Il ne restait que les gestes de soins, de proximité. Peu à peu, l’hôpital est devenu un lieu dont j’avais besoin. »

 

Il ne restait que les gestes de soins, de proximité. Peu à peu, l’hôpital est devenu un lieu dont j’avais besoin.

Antoine D'Agata

 

Plus récemment, D’Agata se trouvait en Ukraine avec l’écrivain Jonathan Littell, un autre globetrotter. Le plan ? Photographier Babi Yar, où a eu lieu le plus grand massacre par balles de la Shoah ukrainienne, d’où toute mémoire a été éradiquée. Photographier l'effacement, en somme. Il n'en fallait pas davantage pour convaincre D'Agata d'adhérer au projet. Lorsqu’a éclaté la guerre, les deux hommes se sont naturellement adaptés, certains que l'histoire s'écrivait alors que sonnait le glas d'une Europe en paix. C'est un autre livre qui voit donc le jour, avec une série d’images hantées : portraits, ruines, fosses, visages de soldats russes… leur vérité crue témoigne, là encore, de la posture intime qu'adopte le photographe.

 

Je suis obsédé par les boîtes. Je crois qu’elles permettent de canaliser le chaos qui est en moi. J’ai besoin de ces structures.

Antoine D'Agata

 

À l’opposé de l’intensité et de l’urgence qui jusqu’alors ont gouverné son existence, la salle 21 bis est ordonnée ; il y a des étagères, tout est rangé. « Je suis obsédé par les boîtes, confie Antoine D’Agata. Je crois qu’elles permettent de canaliser le chaos qui est en moi. J’ai besoin de ces structures. » Le cadre comme antidote à l’éparpillement physique et mental ? Le Centre Pompidou forme une première enveloppe géométrique, anguleuse, puis à l’intérieur, ses cimaises au cordeau, à angles droits. Toutes ces lignes opèrent comme une trame photographique. « J’ai beaucoup photographié les corps qui se déforment, souvent en vis-à-vis, ou enfermés dans des structures, dans des paysages, des grilles d’images. Le cadre me permet d’aller plus loin dans le désordre. » Nul doute que l'artiste saura se saisir de ces cent jours pour inventer, derechef, de nouvelles formes de narration visuelle. ◼