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De la toile à la scène

Natalia Gontcharova

Le développement tout entier de son art dépend d’influences russes, des idoles de pierre, des anciennes représentations en bois du Sauveur, des moulages de bronze, du loubok dont elle s’appropria le trait fondamental : le rehaussement avec des couleurs baveuses, allié à la peinture coulante des icônes, en utilisant de gigantesques toiles décoratives, leur conférant un grand éclat et une grande agressivité. La décoration des vieilles tabatières et des vieux plateaux russes, toujours bien sûr du point de vue de la conception de la forme, a-t-elle aussi joué un rôle important mais dans tous les cas, l’idée générale demeure sienne, comme on le voit très clairement dans sa peinture de genre. Les compositions religieuses portent les traces de l’influence de la mosaïque byzantine, mais surtout de la fresque et de l’icône russe, modifiées encore une fois dans le sens d’une conception décorative différente et d’un essor spirituel.*

Dans le monde artistique, comme dans celui de la danse, le nom de Natalia Sergeyevna Gontcharova est associé à celui de Mikhaïl Larionov, époux et complice artistique rencontré à l’École de peinture et de sculpture de Moscou en 1904. Nés tous les deux dans l’Empire russe, ils s’installent définitivement à Paris en 1919 et se marient en 1955. 

Soutenus par Serge de Diaghilev, critique d’art et fondateur des Ballets russes, Larionov et Gontcharova sont considérés comme des scénographes majeurs de la première moitié du 20e siècle. À la fois peintres et poètes, ils ont non seulement imaginé des costumes et des décors de théâtre mais ils se sont également investis dans la chorégraphie et la mise en scène, en prenant part à la rédaction des livrets et à la création de spectacles. Une des innovations essentielles de leurs décors est la modification du rapport entre la scène et la salle, qui fait littéralement éclater le cadre de la boîte à illusion italienne pour rendre le spectacle moins frontal et plus participatif.

Considérant tous deux le théâtre comme « un temple ou un espace consacré à l’interaction entre ‘l’avant-scène et la salle’ […] », ils y trouvaient « à l’instar de la liturgie orthodoxe, […] d’un côté le prêtre des expériences (le danseur ou l’acteur dans le rôle du prêtre), de l’autre le consommateur de ces expériences (le public faisant office de congrégation) » (Jane Pritchard, Les Ballets russes, Ed. Monelle Hayot, 2011 p. 108). 

Natalia Gontcharova réalise ses premiers décors et costumes en 1905 pour Les Noces de Zobéïde d’Hofmannsthal, puis en 1913 pour L’Éventail de Goldoni. Contributrice essentielle de la troupe des Ballets russes jusqu’à la mort de Diaghilev en 1929, elle est sollicitée aussi par d’autres compagnies : les Ballets russes de Monte-Carlo et les Ballets russes du Colonel W. de Basil, créés en 1936 avec d’anciens membres de la troupe de Diaghilev, les compagnies d’Ida Rubinstein ou de Boris Kniaseff, tous deux danseurs et chorégraphes russes.

Un art théâtral moderne

À l’exception de quelques manifestes, Larionov et Gontcharova ont peu théorisé leur art. Par ailleurs, rares sont les critiques français de l’époque à avoir analysé leurs créations scéniques, si ce n’est Valentin Parnakh dans L’Art décoratif théâtral moderne, livre d’art publié aux éditions La Cible en 1919. Également artiste pluridisciplinaire, ce danseur, poète et musicien d’origine russe, présente les productions de ses amis Larionov et Gontcharova offrant un bel hommage à leur travail. L’ouvrage est illustré de pochoirs et de gravures des deux scénographes représentant des costumes de scènes et de personnages de contes extravagants. Proches des futuristes italiens et russes ainsi que des cubistes, Gontcharova et Larionov ont développé les principes du rayonnisme qui distingue leurs productions de celles de Picasso ou des plus traditionnels Léon Bakst et Alexandre Benois, peintres officiels de la première saison des Ballets russes. Ce mouvement s’appuie sur une analyse objective des formes et des couleurs qui reproduit non l’objet lui-même, mais le rayonnement lumineux qui émane de lui et le relie à son milieu. Le rayonnisme, par la superposition et l’entrecroisement des rayons, crée un ensemble infini de formes et libère la toile (et donc le décor) des trois dimensions existantes : à la largeur, la hauteur et la profondeur s’ajoute une perception temporelle inédite en matière de décoration théâtrale. Cela se traduit le plus souvent par des fonds de scène où se croisent rayons de couleurs et réfractions de lumière donnant aux spectateurs une impression de mouvement permanent. Ainsi dans le dernier tableau des Contes russes (1917), Baba Jaga, réalisé par Larionov, une série de lignes verticales noires et grises fragmentées et éclairées dans la diagonale par un jet de lumière ocre symbolise la forêt dont les feuillages sont représentés par des cercles, des hachures et des figures aérodynamiques en forme d’aileron.

« L’art décoratif nouveau » est marqué par une harmonie inédite entre le décor et les costumes ainsi que par une utilisation frappante de couleurs chaudes. Dans Le Coq d’or (1914), comme dans Sadko (1916), Natalia Gontcharova déploie une gamme de pigments allant du carmin au jaune vif en passant par le vermillon, la sanguine et le bouton d’or. Verts Véronèse et verts émeraude viennent casser la monotonie de cette palette d’orangés par des couleurs complémentaires, tandis que l’ivoire et le blanc de céruse atténuent des coloris qui pourraient être jugés trop criards par le public. Quelle que soit leur nuance, les décors de Gontcharova et Larionov laissent peu de place au vide ; l’espace est saturé de formes et de couleurs, depuis le décor jusqu’aux maquillages des danseurs. 

Gontcharova expérimente le rayonnisme « scénique » dans de nombreux spectacles mais aussi dans la série de Portraits théâtraux qu’elle réalise en 1916. 

Inspiré de la tradition picturale russe

Leur fréquentation assidue des avant-gardes n’empêche pas Gontcharova et Larionov de s’appuyer sur les traditions artistiques russes, tant du point de vue des thèmes que des formes évoquant l’ornementation orientale ou des techniques (proches de celles de l’icône ou de la peinture sous verre). Le projet de Gontcharova pour le ballet Liturgie (1915), jamais réalisé, illustre ce dialogue permanent entre tradition et modernité. Les danseurs devaient incarner des personnages de la Bible dans un cadre semblable à un sanctuaire couvert d’icônes. Les nombreuses gouaches témoignent de l’importance pour la peintre de l’art religieux basé sur la perspective dite « inversée » (multiplication des points de fuite), voire « écrasée » (absence de point de fuite) expliquée par le théologien Pavel Florenski en 1919.

Comme dans les icônes, les deux peintres proposent des visages aux arêtes rectilignes vus de face et de profil « en contradiction criante avec les règles de la perspective linéaire » (Florenski, La Perspective inversée, p. 7).

Dans le projet de ballet pour Triana (1916), Gontcharova avait même projeté que les personnages deviennent de plus en plus grands à mesure qu’ils s’éloignent de la rampe, constituant des « perspectives à rebours ». Pour accentuer ces distorsions, les effigies grandeur nature des personnages se seraient déplacées sur des toits de maisons minuscules. Prenant modèle sur les icônes, l’artiste emploie aussi les rehausseurs, coloris spécifiques destinés à souligner les raccourcis et utilisés pour mettre en valeur leur transgression de la perspective linéaire. C’est le cas dans le tableau Kikimora des Contes russes.

Si les icônes inspirent des toiles de fond encadrées d’arabesques dans lesquelles se multiplient les points de fuite, Gontcharova et Larionov travaillent aussi beaucoup à partir de la peinture d’enseignes qui retient leur attention tant par leurs sujets (sagesse populaire, légendes chamaniques, etc.) que par leur manière que l’on peut qualifier de « naïve ». Ils sont en effet de grands admirateurs de Pirosmani, artiste géorgien méconnu de son vivant qui décora les devantures des fermes et des auberges qu’il fréquenta à Tbilissi, la capitale de la Géorgie. Les loubki, estampes populaires russes gravées sur bois, suggèrent aux décorateurs des Ballets russes des paysages stylisés réduits à des aplats de couleur et des costumes puisés dans le folklore russe tels le sarafane, robe tablier portée par les femmes dans leur pays. On peut le voir par exemple dans le ballet Bogatyri (Héros) d’Alexandre Borodine. 

Une vision « toutiste » de la création

Le toutisme est un terme provenant d’un texte de 1913, signé par le poète Ilia Zdanevitch dit Iliazd et les peintres Mikhaïl Larionov et Mikhail Le Dentu, dans lequel les artistes du groupe de La Queue de l’âne affirment que toute œuvre du passé et du présent pouvait être reconnue comme digne d'être étudiée par l'artiste contemporain
Reliant ainsi la modernité à une tradition artistique ancestrale, l’œuvre scénique de Natalia Gontcharova se refuse à l’illusionnisme et tend à l’abstraction. Elle est marquée par une grande diversité puisque l’artiste russe collabora à de nombreux ballets aux formes et aux thématiques variées.

Les trois exemples ci-dessous révèlent l’aisance avec laquelle Gontcharova innove dans chacun de ses univers. 

  • Cinderella, une version orientaliste du célèbre conte de Charles Perrault, un ballet en un acte sur une chorégraphie de Mikhail Fokine, musique de Théodore d'Erlanger, décors et costumes de Gontcharova.

Ce ballet de Serge Lifar, sur une musique de Serge Prokofiev raconte une idylle rustique sur les bords du Borysthène, le nom antique du Dniepr, le fleuve qui traverse l’Ukraine : le retour d’un jeune paysan qui a parcouru le monde en délaissant sa fiancée, un mariage forcé qui se finit en rixe puis en enlèvement au clair de lune…  Une ode à la beauté et aux coutumes traditionnelles russes.

Gontcharova revisite et adapte au public américain les costumes de La Vie parisienne, une opérette de 1866 de Jacques Offenbach, reprise à New York par le théâtre de la Chauve-Souris en 1933, sur une chorégraphie de Boris Romanov. Cette satire d’une société vouée au paraître et à l’éphémère jette un éclairage désopilant sur un certain art de vivre dans la capitale française avant d’accueillir les touristes du monde entier pour l’exposition universelle de 1867.

Entre 1920 et 1925, Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov participent activement à la vie nocturne parisienne pour les bals annuels organisés par l’Union des artistes russes à Paris. Ils créent des affiches et des décors éphémères et mobiles, peints ou projetés sur les murs et des costumes pour le Grand Bal Travesti Transmental de 1923, le Bal Olympique de 1924 dans les caves de l’Olympia ou le Bal de la Grande Ourse à la salle Bullier en 1925. C’est dans cet environnement qu’ils ont pu atteindre leur conception du théâtre ouvert en faisant exploser les limites du cadre de la scène et en investissant l’espace des murs, du sol au plafond, permettant une pleine communion entre artistes et participants. Ces évènements conçus comme des créations de l’avant-garde ont marqué la mondanité parisienne des Années folles.

Les costumes et les décors de théâtre créés par Natalia Gontcharova sont d'une importance majeure dans l'histoire de l'art théâtral décoratif, car ils ont révolutionné la scénographie en intégrant les avant-gardes artistiques au spectacle vivant et ont profondément transformé la relation entre espace, acteur et spectateur.

Article de Marie Cleren, docteure en littérature comparée, chercheuse dans la relation entre peinture et danse. 

*Iliazd, Nathalie Gontcharova, Michel Larionov, 1913, p. 42.


Pour aller plus loin

Bibliographie thématique

 

  • Valentin Parnakh, Natalia Gontcharova, Mikhaël Larionov, L’Art décoratif théâtral moderne, Paris, La Cible, 1919. 
  • Georges-Michel Michel, Waldemar George, Natalia Gontcharova « Le costume théâtral », in Les Ballets russes de Serge de Diaghilew, Paris, P. Vorms, 1930. 
  • Denise Bazetoux, Natalia Gontcharova : son œuvre entre tradition et modernité, vol. 1, Neuilly, Arteprint, 2011. 
  • Tatiana Loguine (dir.), Gontcharova et Larionov. Cinquante ans à Saint Germain-des-Prés, Paris, Kliencksieck, 1972. 
  • Jane Pritchard (dir.), Diaghilev. Les Ballets russes. Quand l’art danse avec la musique (2010), Château de Saint-Remy-en-l’Eau, Éditions Monelle Hayot, 2011.  

Vidéos

Fragments du ballet perdu de Fokine Cendrillon, 1938

Durée : 1 min 36