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De Pompidou à « Beaubourg » : l'histoire secrète du projet architectural de Renzo Piano et Richard Rogers

Il a ouvert ses portes le 2 février 1977. Aujourd'hui iconique, le bâtiment conçu par Renzo Piano et Richard Rogers a pourtant failli ne jamais voir le jour. Baptisé « Live Centre of Information », le projet de ces deux jeunes architectes alors inconnus a affronté bien des péripéties avant de gagner le concours international en 1971, à la barbe des 680 autres participants. Le chercheur Boris Hamzeian, auteur d'un livre passionnant sur le sujet*, s'est lancé sur la piste d'une utopie architecturale devenue réalité. Flashback.

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« Projet 493 » : c’est sous ce nom de code (non officiel) qu’est d’abord connu le projet de Renzo Piano et Richard Rogers. 493, c’est en fait leur numéro de dossier — un parmi les centaines envoyées à un jury composé d’éminentes personnalités dont l'architecte et designer Jean Prouvé et les architectes Oscar Niemeyer et Philip Johnson. Objectif de ce concours international, voulu par Georges Pompidou ? Penser le futur centre culturel du cœur de Paris, un lieu « qui soit à la fois un musée et un centre de création, où les arts plastiques voisineraient avec la musique, le cinéma, les livres, la recherche audiovisuelle », comme le déclare le président de la République au Monde en octobre 1972. Au total, ce sont 681 dossiers qui sont envoyés au jury — les contributions viennent du monde entier, de l’Argentine au Japon en passant par les États-Unis. Les règles sont assez simples : il faut exposer une vision novatrice dans une série de dessins, et développer le tout dans un dossier descriptif de six pages. Le projet doit être présenté sur une seule planche, de dimensions 2,40 × 1,80 m. Le 16 juillet 1971, Renzo Piano décroche le téléphone : ils ont gagné !

 

« Projet 493 » : c’est sous ce nom de code (non officiel) qu’est d’abord connu le projet de Renzo Piano et Richard Rogers. 493, c’est en fait leur numéro de dossier — un parmi les centaines envoyées à un jury composé d’éminentes personnalités dont Jean Prouvé, Oscar Niemeyer et Philip Johnson.

 

Dans une interview tirée du livre Centre Pompidou, Piano + Rogers, il se souvient avec humour : « Mon niveau de français de l’époque était scolaire, de surcroît d’un niveau de quelqu’un qui à l’école faisait le pitre. La personne me demanda si j’étais Monsieur Piano, et après avoir reçu confirmation, m’annonça que nous étions "lauréats". Je répondis que de toute évidence nous étions lauréats en architecture, sans quoi nous n’aurions évidemment pu exercer la profession. Alors cette pauvre petite dut me répéter pendant plusieurs minutes que nous étions lauréats, jusqu’à ce que je finisse par comprendre que cela voulait dire que nous avions gagné le concours. À ce moment-là, je me suis effondré sur ma chaise et ai appelé Richard à Londres. Nous avions gagné à l’unanimité. » Et dire qu’ils avaient failli ne jamais participer…

Boris Hamzeian, chercheur et architecte, a enquêté pendant près de cinq ans pour comprendre la genèse du Centre Pompidou. Il a écumé les Archives nationales de Paris, celles de l’ancienne agence de Richard Rogers et celles du bureau d’études et d’ingénierie Ove Arup & Partners, à Londres. De ces milliers de pages consultées et annotées sont sortis une thèse, puis un livre érudit, édité en collaboration avec le Centre Pompidou, 1968-1971, Live Centre of Information, de Pompidou à Beaubourg. Il raconte : « Tout a commencé fin décembre 1970. Richard Rogers et sa femme Su Rogers, elle aussi architecte, ont une agence à Londres. C’est par l’entremise de Ted Happold, un ingénieur qui travaille alors pour Ove Arup & Partners, l’un des plus gros bureaux d’études anglo-saxons, que les deux découvrent l’existence du concours. Happold a une idée fixe : il voudrait une structure complexe qui utiliserait une technique avant-gardiste pour l’époque, celle de l’acier moulé — mais pour mettre en route ce projet, il a besoin d’architectes. Et il connaît bien Richard et Su ». À cette époque, les époux Rogers travaillent régulièrement avec leur ami Renzo Piano (en 1971, Piano rejoindra Rogers à Londres pour y fonder l’agence Piano & Rogers, ndlr). Ils l’embarquent donc l’Italien dans l’aventure, ainsi qu'un autre architecte gênois, Gianfranco Franchini, avec lequel Piano a déjà travaillé. L'équipe est en place.

 

Tout a commencé fin décembre 1970. Richard Rogers et sa femme Su Rogers, elle aussi architecte, ont une agence à Londres. C’est par l’entremise de Ted Happold, un ingénieur qui travaille alors pour Ove Arup & Partners, l’un des plus gros bureaux d’études anglo-saxons, que les deux découvrent l’existence du concours.

Boris Hamzeian, chercheur

 

Dans leurs locaux du 32, Aybrook Street, dans le quartier de Marylebone, ils se mettent au travail. Renzo Piano se souvient : « Nous travaillions sur le concours surtout le soir et la nuit. Ça marche toujours comme ça, quand on n’a pas de travail, en fait on travaille d’arrache-pied. Je me souviens que nous avions collé à une vitre l’une de mes esquisses que nous continuions d’alimenter d’éléments, d’idées et de propositions. Cette fenêtre donnait sur le petit parc d’Aybrook Street. C’était agréable de travailler sur cette feuille semi-transparente à travers laquelle nous apercevions du vert. Cette esquisse fut l’un des dessins fondateurs du projet final du concours ». Mais en janvier 1971, coup de théâtre : Richard Rogers change d’avis. Il expose ses réserves dans une lettre adressée à ses camarades. Boris Hamzeian raconte : « Si Rogers hésite, c’est parce que l’agence est déjà en train de plancher sur un autre musée, pour la ville de Glasgow, et lui croit beaucoup plus en ce projet. Il craint aussi que, même en cas de victoire, leur futur centre culturel ne voie jamais le jour, car les contours du concours laissent entrevoir cette possibilité… Et puis Rogers est contre cette idée de centraliser la culture en un seul lieu, il la vit comme une émanation du pouvoir de la droite française. » Avec son camarade Piano, Rogers est en effet un pur produit de l’esprit libertaire qui souffle sur ces années 1970. Richard Rogers : « L’idée que le client soit un Président ne me plaisait pas. Cela me faisait peur. Je nourrissais évidemment une méfiance à l’égard du pouvoir. » (in Centre Pompidou, Piano + Rogers). Peut-être hésite-t-il aussi pour des raisons personnelles : il est en train de se séparer de sa femme Su (qui in fine ne participera pas activement au concours).

Toujours est-il qu’après ces atermoiements, Rogers, Piano, Franchini, Happold (et quelques stagiaires) s’y remettent, et en un peu plus d’un mois, le projet est bouclé. L’équipe a travaillé jusqu’à la dernière minute du 28 juin 1971, date butoir. Si l'on en croit Richard Rogers, « à minuit moins le quart, nous n’avions toujours pas terminé ». C’est leur collaborateur Marco Goldschmied qui file à la poste centrale de Londres, juste avant la fermeture. Las ! Une fois sur place, il se rend compte que les dessins ne rentrent pas dans le tube fourni par les services postaux. Il se met alors à rogner les planches, à même le sol, sur le trottoir. Mais trois jours plus tard, le tube revient à l’expéditeur pour… « affranchissement insuffisant ». Renzo Piano : « Nous avons paniqué. Ce jour-là, la date limite était passée. Nous avons alors eu un échange trépidant avec un employé de la poste qui trouva une solution. Nous étions obligés de renvoyer le courrier et donc de l’affranchir à nouveau, mais nous avons fait en sorte que la date soit illisible. Cela permet aussi de comprendre l’importance relative que nous avions donnée à ce concours. C’était une des choses parmi tant d’autres que nous faisions à ce moment-là et nous l’avions prise avec grande légèreté. »

 

Lorsque Piano et Rogers appellent les autorités françaises pour savoir si le fameux pli avait bien été intercepté, on leur répond que non. Une grève a paralysé la poste anglaise, et tous les projets venus d’Outre-Manche ont été disqualifiés.

 

Les péripéties ne s’arrêtent pas là. Lorsque Piano et Rogers appellent les autorités françaises pour savoir si le fameux pli a bien été intercepté, on leur répond que non. Une grève a paralysé la poste anglaise, et tous les projets venus d’Outre-Manche ont été disqualifiés. Lors de leur première réunion, les jurés décident alors, à l’unanimité, de les faire concourir quand même. Comme le résume Boris Hamzeian : « Le projet gagnant n’aurait donc en théorie pas dû participer ! ».

En fouillant dans les archives de RSHP (ex Rogers Stirk Harbour & Partners) à Londres, Boris Hamzeian a découvert en 2017 les toutes premières esquisses connues de ce qui allait devenir le Centre Pompidou. Tracées à la hâte et au feutre orange, on y voit les signes distinctifs du bâtiment : un espace de circulation piétonne (la future « Piazza »), des niveaux mobiles etc. Le projet comprend aussi un tunnel qui devait relier le bâtiment au réseau de la station métro des Halles — idée qui fut abandonnée par la suite. Sur les esquisses, on découvre aussi que le projet originel, baptisé « Live Centre of Information », comportait de multiples écrans sur la façade. Boris Hamzeian : « C’est une idée qui n’a pas abouti, mais qui est à mon sens la plus forte du projet. Sur ces écrans électroniques, Piano et Rogers voulaient projeter des images venant du monde entier, pour informer la foule rassemblée sur la piazza. » Autre idée des architectes : doter le sommet du bâtiment d’un satellite, pour communiquer avec d’autres centres identiques — comme dans un hub connecté. « C’était un peu Internet avant Internet ! s’enthousiasme Boris Hamzeian. En 1971, c’était d’une avant-garde totale. »

 

Autre idée des architectes : doter le sommet du bâtiment d’un satellite, pour communiquer avec d’autres centres identiques — comme dans un hub connecté. « C’était un peu Internet avant Internet ! » s’enthousiasme Boris Hamzeian.

 

Dans son livre, on découvre aussi les projets des autres candidats, comme ceux de Rem Koolhaas, d’André Bruyère, Paul Chemetov ou du collectif Archigram. Certains sont futuristes (voire fantaisistes) et beaucoup proposent des tours, dont certaines font plus de cinquante étages — ce qui était totalement dans les clous du concours. À l’époque, la règle dans le centre-ville de Paris était de ne pas excéder les vingt-huit mètres de hauteur. Mais pour le concours, Pompidou instaure une dérogation. Le président s’intéresse aux grands mouvements de l’architecture internationale, et veut apporter un souffle nouveau à l’architecture française, qu’il juge encore trop conservatrice. Boris Hamzeian : « Pompidou apprécie des gens comme Bernard Zehrfuss, qui signera le bâtiment de l’Unesco, inauguré en 1970 par le président lui-même, ou Guillaume Gilet, à qui l’on doit le Palais des congrès de la Porte Maillot notamment (1975, ndlr), ou encore Fernand Pouillon, responsable de la reconstruction du Vieux-Port de Marseille après-guerre. » Et pour lui, l’idée de la modernité s’inscrit dans la verticalité. Déjà, en janvier 1968, alors qu’il était Premier ministre de De Gaulle, Pompidou lançait l’idée d’une tour sur le plateau Beaubourg. Il voulait y loger le ministère de l’économie et des finances. Mais Mai-68 passera par-là, emportant dans son tourbillon le projet de « tour Pompidou ». Revenu aux affaires en juin 1969, mais cette fois-ci à la tête de l’État, il réactivera son idée de tour au cœur de Paris. Mais en signe de rupture avec son prédécesseur, il décidera de dédier son monument à la culture. 

L’histoire veut que le projet de Piano, Rogers et leur équipe ait gagné à l’unanimité — en réalité, c’est à huit voix contre une. En creusant les archives, Boris Hamzeian découvre en outre que Jean Prouvé, le président du jury, n’était pas l’ardent défenseur du projet 493 que l’on raconte. Lui aussi, hésite. « Au bout de trois jours de sélection, et alors qu’il ne reste que trois dossiers, Jean Prouvé propose de tout reprendre depuis le début ! », raconte le chercheur. « Prouvé est alors préoccupé par le chantier des Halles. Il pensait qu’en acceptant de présider ce concours il pourrait infléchir les jurés, et faire pression pour sauver les historiques pavillons métalliques Baltard, qui sont sur le point d’être détruits (ils le seront en août 1971, pour permettre la construction de la gare RER et du Forum des Halles, ndlr). » Prouvé espérait trouver un projet qui aurait recyclé les pavillons. Malheureusement, il n’arrivera pas à convaincre ses camarades du jury.

 

L’histoire veut que le projet de Piano, Rogers et leur équipe ait gagné à l’unanimité - en réalité, c’est à huit voix contre une. En creusant les archives, Boris Hamzeian découvre en outre que Jean Prouvé, le président du jury, n’était pas l’ardent défenseur du projet 493 que l’on raconte.

 

Entre le 12 et le 13 juillet 1971, les collaborateurs de Robert Bordaz (en charge du concours et futur premier président du Centre Pompidou), montrent au président de la République le projet 493, finaliste. Le soir même, Georges Pompidou et son épouse Claude se rendent secrètement au Grand Palais, où les projets sont présentés depuis juin au grand public. Ils veulent en avoir le cœur net. « Georges Pompidou savait tout, c’est lui qui a choisi », précise Boris Hamzeian le dit. Le 14 juillet, le jury entre dans sa phase de délibération finale. Le 19 juillet au Grand Palais, le nom des gagnants est enfin révélé. Et rien ne se passe comme prévu. Renzo Piano : « J’ai récité le discours de remerciements que j’avais appris par cœur. Le public a malheureusement presque aussitôt commencé à hurler. Ils criaient : "Allez-vous-en ! Honte à vous, une raffinerie dans le cœur de Paris !" Je ne savais pas comment leur répondre alors j’ai continué mon discours de remerciements "Mesdames et Messieurs, merci beaucoup", pendant que les cris d’indignation se faisaient de plus en plus pressants et agressifs. Ce fut inoubliable. J’ai continué à remercier pendant quinze minutes, imperturbable, tandis que la foule nous jetait des tomates, jusqu’au bout. » Le reste est entré dans l’histoire. ◼

* 1968-1971, Live Centre of Information, de Pompidou à Beaubourg, Actar Publishers, en collaboration avec le Centre Pompidou, Prix spécial de thèse de l'Institut Georges Pompidou 2022