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Le Centre Pompidou passe à l'heure NFT

En février 2023, le Centre Pompidou est devenu la toute première institution dédiée à l’art moderne et contemporain à faire l’acquisition d’un ensemble d’œuvres traitant des relations entre blockchain et création artistique, parmi lesquelles ses premiers NFT. En tout, ce sont dix-huit projets de treize artistes français et internationaux qui entrent en collection. Issues de pratiques et de cultures diverses comme le crypto art, les arts plastiques ou les nouveaux médias, ces œuvres font l'objet d'un accrochage au Musée jusqu'au 22 janvier 2024. Décryptage par Marcella Lista et Philippe Bettinelli, conservatrice et conservateur de la collection vidéo, son et nouveaux médias.

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C'est inédit : le Musée national d'art moderne vient de faire entrer en collection ses premiers NFT (pour Non Fungible Token, ou « jeton non fongible »), ainsi qu’un ensemble d’œuvres numériques traitant des relations entre blockchain (ou « chaîne de blocs ») et création artistique. Parmi les treize artistes retenus dans cet ambitieux projet d’acquisition, on retrouve les pionniers Claude Closky ou Fred Forest, ainsi que des talents émergents comme le Chinois aaajiao, les Français Émilie Brout et Maxime Marion (partis sur la piste de l'inventeur présumé du bitcoin, Satoshi Nakamoto), et même Larva Labs, le duo américain derrière le phénomène des « CryptoPunks », qui a popularisé auprès du grand public le principe même des NFT.

 

En 2023, signe des temps, l'acronyme NFT entre dans le Larousse comme dans Le Robert. Mais enfin qu'est-ce qu'un NFT ? Certificat d'authenticité garanti par le système de la blockchain ou « chaîne de blocs » (une technologie de stockage de l’information en réseau assimilable à un registre partagé, décentralisé et crypté), le NFT est par définition unique. Et c'est cette unicité qui explique l’usage privilégié des NFT comme certificats ou titres de propriété de biens numériques, dont des œuvres d’art. La blockchain (dont on peut dater l'émergence à 2008) a considérablement marqué l’écosystème de l’art numérique, que ce soit sur le plan de la production ou de la circulation des œuvres. Ces trois dernières années, les NFT ont ainsi enflammé un marché de l'art numérique plus volatil que jamais. Après des transactions spectaculaires (dont la plus fameuse reste celle de l'artiste américain Beeple qui, en mars 2021, vend 69,3 millions de dollars son collage numérique Everydays: the First 5000 Days), la bulle éclate. Le marché des cryptomonnaies (auquel est adossé celui des NFT) connaît un fort ralentissement, avec notamment le krach de la plateforme d'échanges d'actifs FTX, fin 2022.

 

En 2023, signe des temps, l'acronyme NFT (pour Non Fungible Token, ou « jeton non fongible ») entre dans le Larousse.

 

Avec cette nouvelle acquisition, il s’agit moins de s’intéresser au phénomène pop culturel des « collectibles » (ces collections d’images vendues par NFT, tels les « Bored Apes » ou les « CryptoPunks »), que d’explorer les usages les plus audacieux de cette technologie, afin d'engager, selon Marcella Lista et Philippe Bettinelli « une réflexion singulière sur l’écosystème de la crypto-économie et ses incidences sur les définitions et les contours de l’œuvre d’art, de l’auteur ou de l'autrice, de la collection et du public récepteur ». Décodage d'un projet d'acquisition profondément ancré dans une généalogie de la dématérialisation de l'œuvre d'art.

Les NFT, la blockchain, pourquoi est-ce intéressant ?
Philippe Bettinelli — 
Ces derniers temps, le phénomène médiatique qui a accompagné l’engouement pour les NFT a pu donner l’impression que l’art numérique venait d’apparaître, alors qu’il existe depuis les années 1960, sous des formes alors très expérimentales et bien moins largement diffusées. Lorsque j’ai commencé à m’y intéresser, il y a une dizaine d’année, je ne m’imaginais pas qu’il y aurait un tel boom en visibilité de ces pratiques. Une partie du succès des NFT peut s’expliquer par le fait que désormais, les artistes numériques peuvent se passer des intermédiaires traditionnels du monde de l’art, comme les galeries ou les foires d’art contemporain. Ils sont en contact direct avec leur communauté. La technologie de la blockchain, dans son ensemble, permet de faire des quantités de choses, dont certaines vont être pertinentes pour nous en tant que musée, quand d’autres auront des finalités économiques, commerciales, citoyennes – une variété de situations qui peut rappeler le potentiel de la vidéo finalement… qui va du télé-achat à Nam June Paik ! Ce potentiel est déjà un phénomène culturel intéressant. 

 

Ces derniers temps, le phénomène médiatique qui a accompagné l’engouement pour les NFT a pu donner l’impression que l’art numérique venait d’apparaître, alors qu’il existe depuis les années 1960, sous des formes alors très expérimentales et bien moins largement diffusées.

Philippe Bettinelli, conservateur

 

Marcella Lista — Au départ, dans l’écosystème des NFT, nous avons assisté au phénomène des collectibles, comme par exemple les fameux « Bored Apes », les « CryptoPunk », qui ont été très médiatisés. La production culturelle était alors assez homogène dans ses modalités. Puis sont apparues des démarches singulières, qui ouvrent un espace critique. Le « Bitchcoin » de Sarah Meyohas, par exemple, a été lancé dès février 2015, précédant donc la cryptomonnaie Ethereum. Cette communauté cristallise aujourd’hui des débats artistiques parmi les plus stimulants du monde contemporain. 

 

Comment avez-vous choisi les œuvres et les artistes qui figurent dans la liste des acquisitions ?
Marcella Lista — Nous avons exploré trois axes. Celui du crypto art, cette forme d’art émergente inspirée par la technologie de la blockchain, et où s’expriment des personnalités qui ne viennent souvent pas du monde de l’art mais du web design, de la musique, du texte — un phénomène intéressant qui fait écho à ce qui s’est passé aux débuts de la vidéo. Ensuite, il y a des artistes qui explorent spécifiquement le domaine du numérique depuis les années 1990, d’abord de manière marginale, et qui reçoivent de plus en plus, aujourd’hui, l’attention des institutions, de la critique et du marché. Enfin, il y a des artistes plasticiens qui s’emparent, à partir du champ de l’art contemporain, des questions posées par la blockchain. 

 

Les œuvres qui abordent les transformations du Net et de notre univers numérique nous ont particulièrement intéressées.

Philippe Bettinelli, conservateur


Philippe Bettinelli — Les œuvres qui abordent les transformations du net et de notre univers numérique nous ont particulièrement intéressé. Certaines portent un regard critique sur le phénomène de la blockchain, ou se font l’écho d’une volonté de transparence des transactions. D’autres explorent la promesse d’inviolabilité des données, ou encore les inquiétudes liées à la privatisation du numérique… Certaines enfin explorent le potentiel technique et formel de ces nouvelles technologies. Nous avons effectué un travail de recherche et de tamisage important, l’écosystème des NFT – qui permet à tous de créer un jeton – étant par nature très foisonnant.

Pourquoi être le premier musée français à acquérir des NFT ?
Marcella Lista — 
L’idée n’était pas d’être les premiers, mais de rassembler une collection pertinente, qui puisse témoigner d’une appropriation créative et critique d’une nouvelle technologie par les artistes, et comment cela perturbe et déplace l’écosystème de l’art. Dès sa création, le Centre Pompidou a misé sur cette idée que création et créativité technologiques contemporaines devaient être au cœur de l’institution. Dès 1974-1975, donc avant même l’ouverture du Centre, le Musée national d’art moderne a fait l’acquisition d’œuvres et d’installations majeures, de Dan Graham ou Bruce Naumann. Des installations vidéos utilisant le temps réel, et c’était la toute première institution à le faire.

 

L’idée n’était pas d’être les premiers, mais de rassembler une collection pertinente, qui puisse témoigner d’une appropriation créative et critique d’une nouvelle technologie par les artistes, et comment cela perturbe et déplace l’écosystème de l’art.

Marcella Lista, conservatrice

 

Ensuite, il y eu de nombreuses initiatives, comme la création de la Revue virtuelle dans les années 1990, qui était uniquement sur CD-Rom, ou la commande de l’installation vidéo et informatique Zapping Zone à Chris Marker en 1989, le Tunnel sous l’Atlantique de Maurice Benayoun en 1995… La collection nouveaux médias a été pensée comme une collection prospective dès ses débuts. L’acquisition aujourd’hui d’un ensemble de NFT d’artistes s’inscrit dans la continuité des axes de réflexion sur la collection du Musée.

Comment les NFT s’inscrivent-ils dans l’histoire de l’art ?
Marcella Lista — 
De nombreuses préoccupations qui préexistaient dans l’histoire de l’art réapparaissent dans le contexte de la blockchain. Sentimentite, une œuvre de l'artiste polonaise Agnieszka Kurant, interroge par exemple les formes de monnaies qui ont existé avant l’argent, et qui continuent d’exister comme monnaies clandestines et parallèles dans toutes sorte de microcosmes sociaux… D’autres explorent les questions de copyright et de loi, comme Jill Magid, qui travaille sur l’idée de propriété et sur l’entrelacement de valeurs émotives, symboliques et financières sur le web. Certains NFT s’inscrivent aussi dans la tradition de l’art computationnel – John F. Simon ou Larva Labs, par exemple, font explicitement écho aux premières expériences de composition par calcul, que l’on trouve chez François Morellet ou les premiers utilisateurs de logiciels informatiques.


Philippe Bettinelli — Certaines pièces s’inscrivent dans la continuité d’une histoire du « protocole » ou du « certificat », que l’on retrouve dans l’art conceptuel et minimal. L’œuvre de Jonas Lund, Smart Burn Contract (Hoarder), est ainsi un contrat que le collectionneur s’engage à respecter. Les Autoglyphes de Larva Labs vont eux jouer sur une histoire de l’œuvre à protocole… 

Les NFT sont des œuvres immatérielles, comment peut-on donc les posséder et les exposer ?
Philippe Bettinelli — 
Nous allons prochainement exposer ces œuvres. Pour l’heure, on peut en apercevoir la plupart en ligne, sur les plateformes qui les ont vu naître. Pour l’exposition, nous allons les remettre en contexte, notamment en présentant quelques objets qui témoignent de cette histoire de la dématérialisation de l’œuvre, comme des certificats, des protocoles, ou des documents qui ont pu accompagner des démarches immatérielles dans l’art moderne et contemporain depuis la seconde moitié du 20e siècle – je pense au Chéquier d’Yves Klein, par exemple. Pour ce qui est de la conservation, les œuvres nouveaux médias sont, de manière générale, toutes soumises au risque d’une obsolescence technologique. C’est vrai pour les vidéos acquises dans les années 1960, comme pour les sites Internet d’artistes qu’on a achetés depuis le début des années 2000. Notre mission reste d’assurer le transfert des œuvres d’une technologie en voie de disparition vers une nouvelle. Si le support est nouveau, notre méthodologie reste la même – beaucoup d’œuvres étant d’ailleurs des images fixes, ou des fichiers vidéo accompagnés d’un jeton, ou token, sur la blockchain. 

 

Pour ce qui est de la conservation, les œuvres nouveaux médias sont, de manière générale, toutes soumises au risque d’une obsolescence technologique […] Notre mission reste d’assurer le transfert des œuvres d’une technologie en voie de disparition vers une nouvelle. Si le support est nouveau, notre méthodologie reste la même.

Philippe Bettinelli, conservateur


Marcella Lista — Ces œuvres prospectives, qui portent en elles un modèle nouveau de matérialité, nous lancent des défis passionnants : à nous de trouver les nouvelles solutions administratives, juridiques, et techniques pour les conserver. ◼