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Abstraction et musique

Naissance de l'art abstrait

Peindre, écouter, voir

Abstraite par nature, la musique a constitué une source fondamentale pour la construction de ce nouveau langage qu’est l’abstraction en peinture.  

Pour quelques artistes du tout début du 20e siècle, cette nouvelle expression plastique est le fruit d’une profonde remise en question du lien entre les peintres et la représentation du « dehors ». Se libérer de la reproduction de la réalité visuelle au profit de formes plus dynamiques, symboliques ou imaginaires, telle est l’idée qui germe dans les esprits des artistes comme Vassily Kandinsky, František Kupka, Franz Marc ou Paul Klee. La musique leur fournit une importante source d’inspiration et les conduit à la conception de toiles construites comme des symphonies chromatiques. Des « accords » colorés, des gammes de tons, des intensités de vibration et des compositions mystérieuses donnent naissance à cette nouvelle subjectivité aux résonances infinies qui s’installe peu à peu sur la surface de la toile.   

Un tournant décisif s’opère alors dans le monde des arts plastiques qui s'émancipe de la tradition séculaire de la représentation du réel. 

Kandinsky et Schönberg

Vassily Kandinsky grandit entre Moscou et Odessa dans le milieu de la grande bourgeoise où la musique est omniprésente. Sa mère joue du piano, son père de la cithare. Il est très tôt initié au solfège et pratique le violoncelle avec excellence.

Dans une correspondance de 1902, il écrit que « la musique est une des oppositions les plus grandes à la nature […] Elle a pris à la nature sa profondeur même, dissimulée sous la forme extérieure. Elle est l’âme résonnante de la nature. »1

Dès 1908, Kandinsky réalise des œuvres qui sortent du cadre de la peinture de chevalet. Ses « compositions scéniques » sont des pièces musicales pour lesquelles il rédige des textes, crée des scénographies, des chorégraphies et des musiques. À cette époque, il travaille avec le compositeur Foma Gartman (alias Thomas de Hartmann). Kandinsky est également un musicien amateur éclairé qui fréquente assidûment les concerts. À Moscou en 1910, outre ses amis du cercle artistique avant-gardiste du Valet de Carreau dont Mikhail F. Larionov et Natalia Gontcharova, il fréquente les musiciens.

 

Mais c’est en 1911 que Kandinsky vit un choc émotionnel et esthétique à Vienne, en assistant à un concert du compositeur viennois Arnold Schönberg. À tel point que Kandinsky l’ajoute dans la nouvelle édition de son ouvrage majeur, Du Spirituel dans l’art, en le mentionnant comme le compositeur le plus radical de l’époque. Kandinsky fait la promotion de sa musique à Moscou et Saint-Pétersbourg, et entretient une correspondance avec lui pendant 20 ans.

 

« La musique de Schönberg nous introduit dans un royaume où les émotions musicales ne sont pas acoustiques mais purement spirituelles ; ici commence la 'musique de l’avenir'. » Kandinsky

 

La découverte de la musique de Schönberg a un retentissement majeur dans l’œuvre de Kandinsky à partir de 1912 comme en témoigne par exemple Mit dem scharzen Bogen (Avec l’arc noir).

Dans un manuscrit intitulé Unterschied mit Musik dans lequel il établit les différences entre la peinture et la musique, Kandinsky explique que « la peinture n’imite pas la musique, en se faisant 'musicaliste', elle garde son autonomie, elle imite la nature en ce que comme celle-ci elle va au cœur des rythmes du monde sensible », ou encore que « la peinture est plus riche dans le choix des formes et par cela même plus imprécise [que la musique]. On n’atteint jamais un son discordant [Mißklang] direct, une dissonance. »2

 


1. In Correspondances de Kandinsky 1889-1916, Jessica Boissel, 2007)

2. In Jean-Claude Marcadé, Kandinsky-propagandiste de la musique et de la doctrine de l’harmonie de Schönberg, 2016

Avant-dernière peinture de l’artiste, Accord réciproque est fondée sur le contraste du gris-blanc et du noir profond. Le titre qui manie le redoublement met l’accent sur l’affrontement de deux grandes formes triangulaires dressées sur leurs pointes fragiles et arrimées aux bords. Le vaste espace blanc central où gravite une nuée de formes contribue à les tenir dans un équilibre tout en tension. Dans cette élégante composition aux accents musicaux se combinent tout un répertoire graphique, parfois ludique, témoin des toutes dernières recherches de l’artiste.

Accord réciproque sera accroché dans la chambre mortuaire de Kandinsky, où ses amis se rendent pour un dernier hommage.

Pour aller plus loin

L'abstraction. Présentation par Teva Flaman

Série « Les maitres d'œuvres »

Les Maîtres d'œuvres © 2014

Durée : 3'37


Klee, peintre polyphonique

Ami de Vassily Kandinsky, le peintre suisse-allemand Paul Klee, né en 1879 à Berne, pratique lui aussi la musique depuis son enfance, jouant principalement du violon, également du piano, et conserve cette passion pour la musique pendant toute sa vie. Devenu un soliste de haut ­niveau, il interprète des œuvres de ses deux compositeurs fétiches, Bach et Mozart. Il dévore, parfois avec l'oreille intransigeante de l'érudit, toutes les représentations de Mozart et Wagner.  

À 25 ans, Paul Klee est encore tiraillé entre deux mondes, la musique et les beaux-arts. Renonçant à un poste de violoniste dans l'orchestre de Berne, il opte finalement pour des études d'art. Admirant Stravinsky, Schönberg et Debussy tout en restant toujours passionné par Bach et Mozart, Klee n'a de cesse cependant d'analyser leurs méthodes de composition, et de s’en inspirer ensuite dans ses compositions picturales comme dans son enseignement.

 

« Bach et Mozart sont plus modernes que le 19e siècle. » Klee

 

Coloriste magistral, Klee est capable de créer des harmonies musicales, se servant de la ligne et du point comme des éléments mélodiques. Les couleurs sont traitées comme les différentes voix d’une composition créant une véritable « musique à voir ».

Il produit également de nombreuses aquarelles et toiles sur les thèmes du mouvement ou du rythme (impression de mouvement et pause), ainsi que de la polyphonie (superposition de plusieurs motifs dans une même composition). Il utilise lui-même le terme « Polyphonies » pour définir ses toiles du début des années 1930.

 

Paul Klee applique ces concepts théoriques liés à la musique dans son enseignement, en tant que professeur au Bauhaus de 1921 à 1931.

Paul Klee a déjà quitté le Bauhaus depuis trois ans, lorsqu’il réalise Rhythmisches (En rythme). Cette œuvre conserve toutefois ses recherches sur la réduction des formes et de la ligne entreprises dès son arrivée en 1921.

Dans cette toile, il s’inspire du damier pour étudier les tensions qui s’opèrent entre les trois valeurs blanche, grise et noire. Klee évalue leur poids respectif en faisant varier la dimension des carrés, ainsi que leur capacité à créer un rythme.

L’application de la peinture au couteau crée une vibration, accentuée par le fond ocre. Cette peinture produit un effet de mobilité optique qui inspirera toute une génération d’artistes.

 

« Un rythme, cela se voit, cela s’entend, cela se sent dans les muscles. » Klee

Pour aller plus loin

Musique et peinture selon Paul Klee (1879-1940)

Conférence de la musicologue Violaine Anger (CNRS/École normale supérieure, laboratoire ITEM)

Institut français de la mode, Paris, 2014

Durée : 1h07


Paul Klee Polyphonies

Catalogue de l'exposition présentée à la Cité de la musique à Paris,

18 octobre 2011-15 janvier 2012

Paris/Arles, Cité de la musique/Actes sud, 2011


Kupka : rythme, cadence, mouvement

Dans son livre La Création dans les arts plastiques, rédigé entre 1910 et 1913, soit au moment où il entre dans l'abstraction, František Kupka souligne la différence entre les arts qui se déroulent dans le temps comme la musique, la poésie et la danse, et les arts plastiques qui imposent au spectateur l’instant pour appréhender d’un seul bloc des sources d’émotions qui ailleurs peuvent apparaître de manière successive.  

« À la différence des arts du verbe, des sons ou du geste, qui ne peuvent être compris qu'en se déroulant dans le temps – le poète allant de mot en mot, le musicien de note en note, le danseur d'attitude en attitude –, les arts plastiques appartiennent intégralement au moment présent, mettant sous nos yeux, en bloc, des sources d'émotion qui, ailleurs, n'entrent en jeu qu'à tour de rôle. »

 

Toutefois Kupka reste prudent sur l’équivalence de la sonorité et des couleurs qui, selon lui, sont subjectives, se méfiant du pouvoir d’évocation de la musique, tout comme de son illustration narrative.

Il s’inspire de la musique de Bach qu’il considère comme la plus pure, la plus synthétique, la plus proche de son idéal spirituel, aussi bien que de celle « impressionniste » de Debussy, plus « évocative » en images, comme Danse macabre, Tempête.

Cette œuvre est une des nombreuses études pour Amorpha, fugue à deux couleurs (conservée au Museum of Modern Art de New York) et Amorpha chromatique chaude (conservée au Museum Kampa, Prague), deux œuvres qui marquent le passage décisif de Kupka vers l’abstraction.

Les lignes et les couleurs s’inspirent de la trajectoire d’un ballon d’après une œuvre de 1908 représentant une petite fille jouant à la balle. D’une vision naturaliste, Kupka bascule dans l’abstraction cherchant à transcrire la perception visuelle de la cadence et du mouvement des rebonds. Suivront de nombreux dessins préparatoires décomposant le mouvement, multipliant les courbes jusqu’à la disparition du sujet, laissant place à l'énergie vitale du corps.

Le résultat est une épure finale pour Amorpha, fugue à deux couleurs (1912) dans laquelle un jeu de lignes courbes s’organisent par plans successifs de rouge et de bleu associés au blanc et noir pour obtenir rythme et résonnance. Quant à la référence à la musique de Bach, elle ne peut se comprendre que par le rapprochement avec l’idée de séquence sonore qui se déploie dans le temps.

 

« Je tâtonne encore dans le noir, mais je crois pouvoir trouver quelque chose entre la vue et l’ouïe, et je peux produire une fugue en couleurs, comme Bach l’a fait en musique. De toute manière, je ne me contenterai pas plus longtemps de la servile copie. » (Kupka, 1913)

 

Plus tard, en 1931, Kupka adhère au mouvement Abstraction-Création. Ses formes se tendent.

Il peint une série de peintures inspirées du jazz et du monde mécanique. Le terme de « Hot » désigne un type de jazz caractérisé par la place importante laissée à l’improvisation et à des procédés sonores excessifs (vibratos et inflexions) très en vogue à Paris à cette époque. Les enchevêtrements de formes ainsi que les jeux subtils de couleurs employés ici par Kupka, évoquent également l’esthétique Art nouveau des arts décoratifs des années 1930.

Pour aller plus loin

Pierre Brullé, « Kupka et le rapport entre création picturale et modèle musical »

in Revue des Études Slaves, tome 74, fascicule 1, 2002, p. 105-114

 

Kupka, Pionnier de l'art abstrait

Documentaire de Jacques Lœuille

Coproduction Zadig Productions/Arte G.E.I.E./Rmn-Grand Palais/Ceska televize/Centre Pompidou, 2017

Durée : 52'


Mondrian et la musique urbaine et syncopée

Fils d’un pasteur et instituteur calviniste, Piet Mondrian, s'installe à Paris en 1912. Il découvre le cubisme et évolue obstinément vers une radicalisation extrême de l’abstraction. Avec le peintre Theo van Doesburg, il fonde le Néoplasticisme, un mouvement artistique né aux Pays-Bas. Créé à partir de la revue De Stijl fondée en 1917 par Van Doesburg et théorisé par Mondrian par la synthèse des arts, de l’architecture et des arts appliqués, il se caractérise par la pratique d'un art abstrait, austère et géométrique.

 

Mondrian fréquente assidûment le Bal Blomet, non loin de la rue du Départ dans le 14e arrondissment de Paris où il a installé son atelier-lieu de vie. Il y découvre la musique noire et danse sur les rythmes effrénés syncopés du Bal Nègre et du ragtime, ancêtre du jazz.

Mondrian assiste également en 1921 à des concerts des Bruiteurs futuristes, qui composent des morceaux musicaux reproduisant les sons de l’environnement urbain et industriel. Il apprécie que les Bruiteurs aient remplacé le naturalisme par le réalisme en musique. Ce mouvement a été en grande mesure sous l’influence du peintre et compositeur italien Luigi Russolo. Il découvre également le travail d’avant-garde du musicien français Edgard Varèse.

 

En 1940, Mondrian quitte l’Europe en guerre pour se réfugier aux États-Unis, après avoir passé presque trente ans à Paris. Installé à New York, cette ville devient une source d’inspiration nouvelle, un élan pour sa création et le lieu d’une reconnaissance tardive. Il découvre, les clubs, la musique de Duke Ellington et le boogie-woogie.

New York City est caractéristique des dernières recherches de Piet Mondrian, qui s’appuient sur une technique préparatoire de tressages de bandes de papier colorées superposées sur la toile. Cette grille forme une composition orthogonale aussi vibrante que joyeuse. Les différences de couleur et de disposition des lignes croisées exaltent le dynamisme optique de la structure.

On peut y voir l’impact de l’éclairage électrique new-yorkais ou en écho le rythme syncopé du boogie-woogie. En ce sens, l’œuvre traduit la « nouvelle énergie » découverte dans la ville américaine.

Pour aller plus loin

Piet Mondrian: Painting and dancing

L’historien d’art Kermit Swiler Champa évoque l’intérêt de Mondrian pour la danse et le boogie-woogie, et leur influence dans sa peinture.

San Francisco Museum of Modern Art, 2010

Durée : 1'46 (en anglais)


Mondrian - Pompidou 2010

Le critique d’art Pierre Sterckx commente les Compositions de Mondrian et leur rapport à la musique.

Dans le cadre de l'exposition Mondrian/De Stijl, Centre Pompidou, Paris,

1er décembre 2010 - 21 mars 2011


Baranoff Rossiné, une tentative synesthésique

D’origine ukrainienne, Vladimir Baranoff Rossiné, né en 1888, étudie la peinture à Odessa puis à Saint-Pétersbourg. Il s’intalle à Paris en 1910, y découvre le cubisme avant de repartir en Russie en 1917, puis il revient à Paris définitivement en 1925.

L’artiste est aussi sculpteur. Il réalise des assemblages en bois polychromes, géométriques préfigurant les constructivistes russes qu’il côtoyait pendant la révolution.

Baranoff Rossiné est aussi l’inventeur du piano optophonique, projet sur lequel il commence à travailler dès 1907.

Artiste aux multiples expériences, Baranoff Rossiné meurt dans le camp de concentration d’Auschwitz en 1944.

Cette sorte de proto-synthétyseur produisait des sons et projetait des images abstraites à travers des disques de cristal peints. Un clavier faisait bouger les disques et filtres ; une cellule photo-électrique servait à contrôler l’intensité de la lumière. Les disques tournaient devant une lumière combinée à des filtres, miroirs et lunettes.

Les recherches synesthésiques de Aleksander Scriabin, qui avait fait d’importantes expériences dans le domaine du lien entre sons et couleurs, précèdent l’invention de Baranoff. Toutefois, l’invention de cette machine a permis à ce dernier d’appliquer la théorie des correspondances chère à Vassily Kandinsky.

 

Baranoff présente ses spectacles dans des galeries d’art et certains théâtres de prestige comme le Bolchoï en 1923. Il dépose un brevet pour son invention l’année suivante. Ses démonstrations à Paris ne remportent pas un franc-succès, en dehors de la sympathie que lui manifeste Jean Arp.


Bibliographie

  • Jean-Yves Bosseur, Musique et arts plastiques : Interactions au XXe siècle. Paris, Minerve, 1998

Le compositeur et musicologue Jean-Yves Bosseur aborde de manière approfondie la création musicale inspirée par des œuvres picturales et la création picturale inspirée par la musique au 20e siècle.

 

  • François Sabatier, Miroirs de la musique : La musique et ses correspondances avec la littérature et les beaux-arts, 1800-1950. Paris, Fayard, 1995

François Sabatier a relevé le défi d’écrire une histoire de l’art qui prend en compte toutes les formes de création : musique, littérature, beaux-arts.

Ce volume fait partie d’un ensemble de trois.