
Kenji Yanobe, explorateur des ruines du futur
Né en 1965, Kenji Yanobe avait 6 ans quand sa famille est venue s’installer dans la préfecture d’Ibaraki, au nord d’Osaka et à proximité de l’ancien site de l’Exposition universelle de 1970. Cette exposition au Japon avait eu pour but de consolider la position internationale du pays avec une présentation spectaculaire de toutes sortes de technologies de pointe, sous le titre « Progrès humain dans l’harmonie ». Il s’agissait d’y montrer un projet global cohérent afin d’œuvrer à construire un avenir meilleur, comme en témoignent les sous-thèmes développés : « Pour une vie et une santé meilleures » ; « Pour une meilleure utilisation des ressources naturelles » ; « Pour une meilleure organisation de la vie » ; « Pour une meilleure compréhension mutuelle ».
Cependant, lorsque Kenji Yanobe découvre les lieux en 1971, il y trouve surtout des constructions démolies et des déchets qu’il désigne comme des « ruines du futur ». Seule la « Tour du Soleil », haute de soixante-dix mètres et conçue par l’artiste, écrivain et critique Tarô Okamoto (1911-1996), rayonnait encore sur ces ruines, laissant une impression durable sur l’enfant, jusqu’à forger l’esthétique et le projet de l’artiste.
Astro Boy, une source d'inspiration
À partir de la fin des années 1990, Kenji Yanobe produit ainsi une série d’œuvres et de projets dans lesquels il retourne sur l’ancien site de l’Expo 1970, incluant l’espace réel et les bâtiments restants dans ses performances, et brouillant volontairement l’espace temporel. C’est dans ce cadre qu’il crée Atom, personnage — et une sorte d’alter ego de l’artiste — vêtu d’une combinaison jaune de protection contre les radiations atomiques.
Jouant à la fois sur la notion de « survivant » et d’homme du futur, le personnage est également une référence directe à un personnage de manga bien connu du début des années 1950, à savoirTetsuwan Atom (en anglais Mighty Atom), mieux connu en France sous le nom d’Astro Boy. Inventé par le mangaka Osamu Tezuka en 1951, Atom est ainsi apparu d’abord dans un manga, puis dans une série de films d’animation dont l’histoire se déroule au 21e siècle et met en scène un garçon robot dont le but ultime est de combattre le mal, et notamment des robots devenus fous qui haïssent les humains.
Les références aux mangas dans l’art rapprochent Kenji Yanobe d’un certain nombre d’autres artistes contemporains japonais qui y font également allusion, parmi lesquels Takashi Murakami ou Yoshitomo Nara.
Les références aux mangas dans l’art rapprochent Yanobe d’un certain nombre d’autres artistes contemporains japonais qui y font également allusion, parmi lesquels Takashi Murakami ou Yoshitomo Nara. Le manga, considéré comme le produit culturel japonais le plus largement exporté, inspire toujours la jeunesse actuelle partout dans le monde — à l’instar de Kenji Yanobe enfant.
Et c’est à travers un personnage de manga que le projet artistique des performances de Kenji Yanobe devient à la fois politique et engagé : son alter ego Atom investit non seulement les anciens terrains de l’Expo 1970, mais se déplace aussi ailleurs — notamment, en 1997, sur le site déserté autour de l’ancienne centrale nucléaire à Tchernobyl, parcourant, entre autres, un parc d’attractions et une crèche pour enfants.
E. E. Pod, un espace pour l’imaginaire collectif
Créée en 1996, dans le cadre de ces performances et créations de sculptures robotiques évoquant à la fois l’utopie du progrès véhiculée par l’Expo 1970 et l’imaginaire d’un danger nucléaire potentiel, la sculpture E. E. Pod 1 prend la forme d’un abri d’urgence, équipé de provisions essentielles telles que de la nourriture et des fournitures médicales, afin que, en principe, les gens puissent s’y réfugier en cas de crise.
Créée en 1996, la sculpture E. E. Pod 1 prend la forme d’un abri d’urgence, équipé de provisions essentielles telles que de la nourriture et des fournitures médicales, afin que, en principe, les gens puissent s’y réfugier en cas de crise.
Comme l’explique l’artiste : « En même temps, l’œuvre a été conçue avec un mécanisme humoristique : comme un manège de parc d’attractions, elle est conçue pour se déplacer et permettre de s’échapper une fois qu’une pièce de monnaie a été insérée. L’appareil est également équipé d’un compteur Geiger. Une fois que le compteur enregistre un certain niveau de rayonnement radioactif accumulé, le mouvement du véhicule s’arrête. Alors que les manèges s’arrêtent généralement après une durée prédéterminée, cette œuvre s’arrête en fonction de l’accumulation de rayonnement mesurée. Ce faisant, elle reflète métaphoriquement la condition ironique de l’existence contemporaine : pour survivre, il faut continuellement dépenser de l’argent, tout en étant incapable d’échapper complètement à la menace omniprésente et invisible des rayonnements. »
Au-delà de cette dimension critique, l’œuvre intègre également la fonction de « jeu » : « Elle est intentionnellement conçue pour inviter le public à s’amuser tout en jouant, et surtout, à réfléchir tout en jouant. En ce sens, elle fonctionne comme un appareil de réflexion plutôt que comme une machine de survie purement pragmatique. »
E. E. Pod 1 est intentionnellement conçue pour inviter le public à s’amuser tout en jouant, et surtout, à réfléchir tout en jouant. En ce sens, elle fonctionne comme un appareil de réflexion plutôt que comme une machine de survie purement pragmatique.
Kenji Yanobe
Contrairement à un manège de parc d’attractions, une telle interaction directe ne peut plus être autorisée une fois l’œuvre entrée au sein d’une collection muséale, comme c’est le cas pour celle du Centre Pompidou. Comme le souligne l'artiste : « Paradoxalement, cette restriction renforce la signification de l’œuvre. Au lieu d’être une attraction accessible à tous, l’E. E. Pod 1 devient un cadre conceptuel à travers lequel les spectateurs imaginent l’expérience de manière interne. En comprenant le concept et en s’imaginant à l’intérieur de l’appareil, les spectateurs élargissent sa signification dans leur propre imagination. De cette manière, l’œuvre transcende sa forme matérielle et remplit son rôle de vecteur d’imagination, générant un espace imaginaire collectif qui s’étend bien au-delà de la rencontre physique. »
Une pratique artistique engagée
Depuis le début de sa carrière artistique, Kenji Yanobe est profondément préoccupé par la fragilité inhérente au récit même du progrès moderne : « Même après la fin de la guerre froide, la menace d’une catastrophe nucléaire persistait, tandis que la dégradation écologique et l’aggravation des disparités économiques se manifestaient comme les symptômes de ce que l’on pourrait qualifier de “spirale d’autodestruction” inhérente à la civilisation contemporaine. C’est dans ce contexte que j’ai ressenti le besoin de réagir à travers ma pratique artistique. »
« Les combinaisons de protection, les abris et les dispositifs de survie que j’ai créés ne doivent pas être considérés comme de simples instruments pragmatiques permettant de s’échapper. Ils fonctionnent plutôt comme des modèles allégoriques de l’existence humaine dans des conditions de crise. À travers l’humour et l’ironie, ces œuvres invitent le spectateur à réfléchir à une question troublante : vivons-nous vraiment à une époque où de tels dispositifs pourraient être nécessaires ? En tant qu’artiste, mon souci n’a jamais été de simplement dépeindre la catastrophe, mais d’étudier comment, même au milieu des ruines, l’humanité peut envisager l’espoir et reformuler des récits de survie et de renaissance. »
En tant qu’artiste, mon souci n’a jamais été de simplement dépeindre la catastrophe, mais d’étudier comment, même au milieu des ruines, l’humanité peut envisager l’espoir et reformuler des récits de survie et de renaissance.
Kenji Yanobe
La dernière performance de l’alter ego Atom de Kenji Yanobe fut celle de monter dans l’œil de l’emblématique « Tour du Soleil » de l’Expo 1970 (The Tower of Sun Hijacking Project, 2003). Depuis, Kenji Yanobe continue à développer son œuvre en dialogue avec celle de Tarō Okamoto, dont les idées et paroles résonnent encore aujourd’hui : « Le progrès fonctionne à rebours. Nous perdons nos vies réelles, l'intégrité de nos vies, nos corps et notre physicalité. Je nourris moi-même de profonds doutes quant au progrès. Vous dites qu’Apollo est un progrès. Un progrès vers quoi ? » ◼
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Dans l'agenda
Kenji Yanobe, Emergency Escape Pod - E. E. Pod 1 (Pod d'évacuation d'urgence - E. E. Pod 1)
1996
© Centre Pompidou