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« Le Cyclop », ou l'odyssée titanesque de Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et leurs amis

Spectaculaire géant de métal et de verre de vingt mètres de haut, Le Cyclop se cache en pleine forêt, au sud de Paris. Conçue par Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, en collaboration avec Bernhard Luginbühl, Eva Aeppli, Arman, César, Daniel Spoerri — entre autres, cette œuvre collective fut un chantier titanesque, dont la réalisation démarrera en 1969 pour s'achever en 1994. À l'occasion de l'exposition « Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten » (une coproduction Grand Palais × Centre Pompidou), retour sur une extraordinaire aventure artistique qui a bien failli ne jamais arriver jusqu’à nous.

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Il grince, craque, gémit – bref, il vit. Gigantesque structure d’acier et de verre de plus de trois cents tonnes, Le Cyclop ne ressemble à rien de connu. C’est une tête sans corps dotée d’un unique œil, d’une seule oreille et d’une langue toboggan. Derrière son visage étincelant de miroirs (imaginé par Niki de Saint Phalle), ce monstre dantesque révèle une machinerie infernale faite d’engrenages terribles (conçue par Jean Tinguely). On aperçoit même un curieux tuyau ressemblant fort aux emblématiques tubes de la façade du Centre Pompidou – la légende veut que l’artiste suisse et ses acolytes l’aient subtilisé en pleine nuit à Beaubourg…

 

Sur Le Cyclop, on aperçoit même un curieux tuyau ressemblant fort aux emblématiques tubes de la façade du Centre Pompidou – la légende veut que l’artiste suisse et ses acolytes l’aient subtilisé en pleine nuit à Beaubourg.

 

Porté par Tinguely et Saint Phalle, le projet du Cyclop fut aussi celui de nombreux artistes et ami·es, convié·es à y apporter leur touche, comme Bernhard Luginbühl, Eva Aeppli, Arman, César, Jean-Pierre Raynaud, Daniel Spoerri ou encore Rico Weber. Une aventure collective, folle, qui a connu de nombreuses embûches – et a bien failli ne pas arriver jusqu’à nous. 

C’est à plus de quarante kilomètres au sud de Paris que Le Cyclop se cache, à Milly-la-Forêt, non loin de Fontainebleau (Essonne). Là, dans la canopée, le géant de ferraille s’élève jusqu’à vingt mètres au-dessus du sol. Entièrement visitable, c’est une expérience totale, une succession de surprises, entre sculptures sonores et petits théâtres automatiques – le tout mélangeant art brut, Dada, art cinétique et Nouveau Réalisme. Démarré en 1969, le chantier du Cyclop (qui s’est d’abord appelé « La Tête ») durera plusieurs décennies pour s’achever en 1994, trois ans après la mort de Tinguely, mais toujours sous la supervision attentive de Niki de Saint Phalle, désignée garante des œuvres de l’artiste suisse.

 

Entièrement visitable, c’est une expérience totale, une succession de surprises, entre sculptures sonores et petits théâtres automatiques – le tout mélangeant art brut, Dada, art cinétique et Nouveau Réalisme.

 

Après avoir passé plusieurs années impasse Ronsin, dans le quatorzième arrondissement de Paris, où ils s’étaient rencontrés (là où se trouvait l’atelier de Constantin Brancusi, ndlr), Tinguely et Saint Phalle s’installent à Milly durant l’hiver 1963-1964. En 1963, le couple avait acquis la vieille auberge « Au Cheval Blanc ». La région leur plait tellement qu’en 1970, ils deviennent propriétaires à Dannemois d’une splendide bâtisse, « La Louvetière », une ancienne commanderie édifiée par les Templiers au 12siècle. Le coin est surtout connu pour abriter le fameux moulin de Claude François. Mais chez Niki et Jean, devenus mari et femme en 1971, c’est une autre ambiance : la maison devient le quartier général de toute une bande d’artistes venus travailler sur le grand projet de Tinguely. Il y a le grand complice suisse Bernhard Luginbühl, l’ex-femme (Eva Aeppli), l’ami rencontré grâce à Yves Klein (Arman), le copain d’enfance (Daniel Spoerri), le fidèle assistant (Josef « Seppi » Imhof)…

 

 

Des personnalités de passage s’invitent aussi chez le couple, comme les coureurs automobiles Jacky Ickx et Niki Lauda, ou même, en juillet 1987, un certain Keith Haring. L’artiste new-yorkais relate ainsi dans son journal avoir visité la fantastique machine-sculpture guidé par Niki de Saint Phalle. « C’est vraiment incroyable, gigantesque – et il y a des parties qui s’animent. C’est mieux que Disneyland ! », raconte un Haring conquis.

À Milly, les hivers sont humides, et le chantier, colossal, est arrêté de nombreuses fois. Les artistes mettront plus de dix ans à ériger Le Cyclop, sans plan d’architecture précis – quinze années supplémentaires seront nécessaires pour que les contributions de chacun·e soient enfin installées. Dans le livre Niki de Saint Phalle. Aventure suisse (cité dans le catalogue de l’exposition) Niki de Saint Phalle raconte : « La Tête fut une des très grandes aventures de la vie de Jean, de moi-même, et de tous ceux qui ont participé aux travaux […] c’était un spectacle formidable de voir tous ces Suisses porter des barres de fer à vingt mètres du sol sans trembler. C’était les montagnes suisses qui leur donnaient le pied sûr. […] L’effort était colossal, souvent ils se brûlaient, se faisaient mal. La discipline était de fer […] Jean finançait lui-même Le Cyclop. »

 

La Tête fut une des très grandes aventures de la vie de Jean, de moi-même, et de tous ceux qui ont participé aux travaux […] c’était un spectacle formidable de voir tous ces Suisses porter des barres de fer à vingt mètres du sol sans trembler.

Niki de Saint Phalle

 

Comme Le Crocrodrome de Zig et Puce, La Fontaine Stravinsky, ou plus tard Le Jardin des tarots, Le Cyclop fait partie de cette famille d’œuvres monumentales tout droit sorties du cerveau du duo d’artistes. Complémentaires, Niki et Jean s’inspirent mutuellement. Saint Phalle raconte : « Nous n’avions pas les mêmes maîtres. Les miens étaient Gaudi, le Facteur Cheval, Matisse, Miró, Le Douanier Rousseau, Picasso, Paul Klee, Léger. Ceux de Jean furent Malevitch, Calder, Duchamp, Tatlin, Les Futuristes […] Je pense que ma passion pour Gaudi et le Facteur Cheval inspira Jean à faire La Tête […] Ping Pong ! Tel le jeu, l’un stimulait l’autre à faire plus grand, plus fou. »

 

En 1987, à la demande de Tinguely, Saint Phalle s’attelle à la création de La Face aux miroirs, l’emblématique visage en mosaïque du géant. Sur plus de trois cent cinquante mètres carrés, elle assemble des milliers de tesselles de miroirs. L’entreprise est titanesque, et l’artiste ne terminera son grand œuvre qu’en 1991.

Durant les années 1980, le chantier, ouvert à tous vents, souffre d’actes de vandalisme : Bernhard Luginbühl se souvient ainsi que « tout ce qui n'était pas soudé disparaissait ». Jean Tinguely imagine des pièges et des fausses entrées pour « fatiguer les pénétrateurs ». Ingénieux, ils installent alors une fausse porte avec un faux cadenas, cachant une plaque d'acier et du béton.

 

Durant les années 1980, le chantier, ouvert à tous vents, souffre d’actes de vandalisme : Bernhard Luginbühl se souvient ainsi que « tout ce qui n'était pas soudé disparaissait ».

 

En 1987, les artistes lèguent Le Cyclop à l’État (sa conservation est assurée par le Centre national des arts plastiques), et en mai 1994, Le Cyclop est enfin inauguré par le président de la République François Mitterrand et son ministre de la Culture Jacques Toubon. Véritable symbole d’un art utopique et collectif, le géant devient une attraction dans la région. En 2021, face à la dégradation importante de l’ensemble, une longue phase de restauration est engagée – elle durera un an. La structure globale est consolidée et les quelque soixante deux mille tesselles de La Face aux miroirs sont intégralement remplacées. En mai 2022, Le Cyclop retrouve enfin son fascinant visage miroitant. Il rugit de nouveau, et pour longtemps, au fond du bois de Milly. ◼

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